Reconstruire une cathédrale : entre mémoire et renouveau

« Notre-Dame est en flammes ! » C’était au soir du 15 avril 2019 à Paris. C’était le 19 septembre 1914 à Reims. C’était le 26 août 1870 à Strasbourg. Et tant d’autres fois, hélas, dans la longue histoire des cathédrales.

Image1La Société des Amis de la Cathédrale de Strasbourg et la Maison européenne de l’architecture se sont associées pour donner la parole aux experts, qu’ils soient architectes et/ou grands connaisseurs des cathédrales lors d’une table ronde proposée le 30 septembre dernier dans le cadre des Journées de l’architecture 2019. C’est ainsi que Pierre-Yves Caillault, architecte en chef des monuments historiques, Mathieu Koehl, ingénieur et enseignant à l’INSA, Louis-Napoléon Panel, conservateur du patrimoine, Marc C. Schurr, professeur d’histoire de l’art et président de notre société et Jean-Jacques Virot, architecte et directeur émérite de l’INSA, se sont retrouvés pour enrichir la discussion de leurs expériences et points de vue respectifs, sous la modération de Gauthier Bolle.

Pour ouvrir les débats, M. Panel retrace l’épopée de la tour de croisée de la cathédrale de Strasbourg : la tour romane d’origine, la mitre d’évêque gothique qui lui succède, la tour de croisée provisoire d’inspiration romane, puis enfin la tour néo-romane dite de Klotz. A chaque étape, à chaque sinistre, à chaque reconstruction ou restauration, les débats sont vifs. Faut-il restaurer l’existant ou (re)construire à l’identique ce qui a été détruit ? Faut-il reconstituer un autre modèle qui a existé jadis ? Ou au contraire créer quelque chose de différent, de facture plus moderne ? Et comment l’articuler avec le chevet existant ? Chaque période a apporté sa propre réponse.

Pour M. Schurr, constituer une documentation aussi précise et aussi exhaustive que possible sur les édifices est absolument fondamental, et ce avant (c’est important) que le sinistre, la dégradation ou la destruction ne surviennent. Même bien documenté, l’original est irrémédiablement perdu lors du sinistre et ne pourra jamais être reconstruit « à l’identique ». Une catastrophe ouvre paradoxalement de nouvelles perspectives au chercheur : les dégâts qu’elle occasionne rendent certains recoins accessibles, permettent des analyses et des prélèvements exceptionnels. Le rôle du chercheur est d’élargir la connaissance, plus encore quand le bâtiment est en péril. Un travail de recherche approfondi est indispensable pour comprendre et documenter ce qui peut l’être à Notre-Dame de Paris. Ce travail scientifique viendra ensuite alimenter les arguments utiles à toute prise de décision. Ce qui n’exclut pas, évidemment, l’innovation et l’emploi de techniques modernes ou de matériaux contemporains.

M. Caillault présente les principes sous-jacents à la reconstruction du château de Lunéville, monument emblématique de l’identité lorraine ravagé par les flammes en 2003. Le sinistre a ravivé l’attachement de la population au château et à ce qu’il représente. Le point de départ est l’identité même du château. Le premier travail consiste toujours à conserver ce qui est encore en place, le second à retrouver les sources, plans, relevés, archives, iconographie etc. qui documentent le bâtiment, en particulier sa charpente, et les modifications successives. Une observation approfondie et des analyses scientifiques viennent compléter ce travail quasi archéologique. Vient ensuite le temps des décisions : chaque reconstruction/reconstitution est une démarche architecturale construite à partir d’une réflexion logique, continue et approfondie qui implique des choix entre plusieurs options. Elle s’appuie sur la connaissance du bâtiment et de son contexte, sur le savoir-faire (redécouvert) des artisans locaux aussi bien que sur les techniques modernes. Un tel chantier est une occasion importante de conserver les savoirs et savoir-faire.

Selon M. Virot, les circonstances d’un sinistre jouent beaucoup sur la part de l’émotion ressentie, et donc sur le traumatisme qu’il provoque. Des trois catégories principales qu’il cite, les guerres, les catastrophes naturelles et les « grosses bêtises », la dernière est celle que l’on comprend le mieux car elle offre une cause logique et tangible, quoique généralement « évitable ». Les guerres et les catastrophes naturelles, elles, engendrent des traumatismes que l’on ne comprend pas, et donc que l’on ne surmonte pas. C’est alors que la liberté de créer, d’innover, d’oser envisager des constructions radicalement différentes de l’édifice sinistré est la plus grande. C’est dans un tel moment que l’on confie, par exemple, à l’architecte Le Corbusier la reconstruction de la chapelle de Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, avec le résultat que l’on connait : une nouvelle architecture devenue elle-même référence.

M. Koehl, ingénieur de son état, ausculte régulièrement la cathédrale dans ses moindres détails en produisant des relevés topométriques où une multitude de points sont très précisément localisés dans l’espace. Ces outils numériques servent d’une part à surveiller le bâtiment et ses mouvements, mêmes infimes, ce qui permet de réagir rapidement pour éviter/réparer les dégâts potentiels. Ils servent d’autre part à la modélisation des espaces, c’est-à dire à une représentation graphique précise de l’état actuel de la cathédrale, voire même au développement de réalité virtuelle ou augmentée. Si la numérisation du patrimoine est une source importante de connaissance, elle ne remplacera jamais l’original. Certes, la charpente de Notre-Dame de Paris « existe » toujours (en partie) sous forme numérisée – si tant est que les données soient fiables – mais cela ne compense de loin pas la perte de la charpente, que l’on ne saurait probablement pas reconstruire à partir du seul modèle numérique.

En guise de conclusion, résumons quelques idées fortes : développer et préserver la connaissance des édifices par des relevés, des études, la numérisation, l’archéologie du bâti ou autre, est d’une importance capitale, mais fait malheureusement trop souvent défaut. L’innovation, quant à elle, fait partie de l’ADN même des cathédrales gothiques et n’est pas à bannir des processus de régénération après un sinistre. Rappelons aussi que la Notre-Dame de Paris que nous connaissons est un édifice médiéval fortement remanié par la restauration de Viollet-le-Duc au milieu du XIXe siècle, elle-même un témoin caractéristique de la pensée de son époque. Cette restauration mérite aussi le respect de notre époque.

Stéphanie Wintzerith

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