Les incendies de la cathédrale de Strasbourg du Moyen Âge à l’époque contemporaine

Le terrible incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris survenu le 15 avril 2019 a rappelé au monde entier la vulnérabilité des anciens monuments face au feu. L’opinion alsacienne s’est immédiatement inquiétée de l’existence d’un tel risque à la cathédrale de Strasbourg et des mesures prises pour le réduire au minimum (Dernières Nouvelles d’Alsace du 17 avril 2019). Comme bien d’autres monuments historiques, la cathédrale de Strasbourg a déjà été touchée par plusieurs incendies au cours de son histoire millénaire, avec des causes et des conséquences variées.

Au Moyen Âge. Des incendies et des mesures efficaces.

La première cathédrale connue a été édifiée entre 1015 et 1050. Une reconstruction totale est engagée à partir de 1180 dans un style encore roman (chœur et transept), puis au-delà de 1200/1210, gothique (nef et massif occidental) pour finir avec la flèche en 1439. Les chroniqueurs de la fin du Moyen Âge et des débuts de l’époque moderne (Closener, Koenigshoven, Specklin et J.-J. Meyer) ont tous fait état de divers incendies qui ont touché le monument. Une liste rigoureuse n’est pas facile à établir : de l’un à l’autre, les dates peuvent varier légèrement, certains événements étant cités par les uns et pas par les autres. Mais au total, une histoire s’en dégage. C’est d’abord la cathédrale romane qui, au XIIe siècle, a été la proie des flammes et à des dates souvent très rapprochées, soit 1130, 1140 ou 1142, 1150, 1176. Comme pour d’autres événements (guerres, tremblements de terre, construction des remparts…), ces catastrophes répétées sont cataloguées de façon sérielle par les chroniqueurs, soit le premier incendie (der erste Brant des Münsters…), le deuxième, le troisième, etc.

Quant à la cathédrale gothique, le rythme des incendies est un peu plus espacé, soit en 1298, 1384, 1401, 1407, 1460, 1496, 1555, 1565, celui de 1384 portant (tant chez Koenigshoven au début du XVe siècle que chez J.-J. Meyer, qui vivait sans doute au XVIe siècle) le numéro 6. Cette (petite) différence de rythme entre les deux édifices ne parait pas être due à des lacunes documentaires, les chroniqueurs vivant précisément au cours de cette seconde période, leur propos étant d’ailleurs à chaque fois de livrer une histoire de la ville depuis ses origines. Les causes évoquées dans la plupart des cas sont identiques : c’est avant tout la foudre qui est l’origine de l’incendie, plus précisément même de la tour en 1130 ou de la charpente du chœur en 1568. En 1384, toutefois, c’est une imprudence sur un chantier de construction qui le provoque : c’est à partir du foyer de forge installé à côté de l’orgue lors de travaux de réparation que se propage le feu, alimenté par un fort vent, détruisant le toit de la nef et sa couverture en plomb. En 1298, c’est une autre imprudence mais dans une écurie proche, en l’occurrence une lampe mal éteinte par un voyageur, qui embrase tout le quartier, avec 355 maisons détruites, touchant également la cathédrale.

Nos chroniqueurs sont pour l’essentiel muets sur la façon dont ces incendies ont été combattus, sauf pour 1384, où l’on dit que la réaction rapide des habitants a pu préserver le chœur et les tours. Une fois également, en 1401, c’est la chance qui est venue au secours de la population, la pluie de l’orage ayant aidé efficacement à l’extinction de l’incendie. De la même manière, à part les quelques cas déjà cités, nos sources ne livrent guère d’informations sur les parties touchées et les chantiers spécifiques de la reconstruction.

Au total, entre 1015 et la fin du XVIe siècle, nous possédons seulement une liste de dates d’incendies, avec parfois leurs causes, rarement les parties vraiment abimées ou détruites et rien sur la restauration et les modalités préventives mises éventuellement en œuvre par la suite.

L’analyse des mêmes chroniques, complétée par celles des règlements urbains et portant sur la question des incendies à l’échelle de la ville entière ouvre toutefois de réelles perspectives sur ce phénomène et la façon de le combattre. Entre 1130 et 1565, nos sources pointent une soixantaine de mentions d’incendies intra muros ou touchant les faubourgs immédiats ; ces mentions se succèdent selon un rythme séculaire distinguant deux périodes, les XIIe-XIIIe siècles avec une demi-douzaine de cas à chaque fois, les XIVe-XVIe siècles avec une quinzaine de cas.

Mais en réalité, quand on tient compte de l’intensité des événements, le rythme est tout différent et même inversé : avant 1400, excepté la cathédrale elle-même, le feu s’est propagé à des ensembles d’îlots et même le plus souvent des quartiers entiers, avec 355 maisons détruites en 1298, 80 en 1373, 400 en 1397 ; a contrario, après 1400, tous ces incendies concernent des bâtiments ponctuels, parfois deux ou trois contigus. Visiblement donc, quelque chose s’est passé vers 1400 pour confiner les départs d’incendie.

Deux types de mesures convergentes paraissent être à l’origine de cette victoire sur les grands brasiers du XIVe siècle. Il y a eu d’un côté la mise en place d’une sorte de service d’incendie, avec l’organisation d’un réseau d’alerte, en particulier nocturne, adossé au réseau des corporations chargées de gérer quasi militairement les interventions et ayant accès à des réserves d’eau bien localisées (puits, tonneaux dans les cours). Par ailleurs, la prévention a également porté sur les règles de construction, avec l’interdiction des toits de chaume, l’incitation à mettre en place des murs pare-feu en pierre ou briques pour les maisons mitoyennes en colombage, ces murs étant aussi volontairement saillants au-dessus des toits pour éviter la contagion des feux de charpente à charpente. Il est possible aussi qu’on ait amélioré la gestion des feux domestiques, qui à l’époque étaient encore ouverts, les chroniqueurs pointant à côté de la foudre plusieurs cas d’incendies dus à des négligences domestiques.

Toutes ces mesures ont été peu ou prou mises en place dans toutes les villes à la fin du Moyen Âge. À Strasbourg, toutefois, les édiles ont décidé d’une mesure que nous ne connaissons pas ailleurs, mesure qui nous ramène aussi vers la question de la cathédrale. Selon les chroniqueurs, les grands incendies de 1278 ou 1298 ont incité le gouvernement à réduire la portée des encorbellements, soit ces volumes saillants sur un ou deux étages qui permettaient de gagner de la place pour les pièces à vivre au-dessus de la rue. Mais, comme pour les rues les plus étroites, sans doute déjà nombreuses, la conséquence était de réduire l’espace entre au moins les toitures et charpentes, voire les façades en colombages elles-mêmes, cette pratique augmentait le danger de propagation des incendies d’un îlot bâti à l’autre. Si les débuts n’en sont pas assurés, le règlement de construction de 1322 spécifie de façon claire l’interdiction de construire des encorbellements au-delà d’une certaine largeur (non indiquée) sans autorisation.

Cette règle a été assortie d’une mesure-étalon, permettant à tout un chacun de se baser sur la largeur maximum réglementaire et gravée sur le transept sud de la cathédrale. Ce témoin est toujours en place aujourd’hui : il donne une valeur de 1,11m, soit en mesures anciennes 3 pieds 10 pouces selon la description faite par Osée Schad, un autre chroniqueur en 1617. Une enquête partielle récente sur les encorbellements conservés aujourd’hui, avec la mesure de leur saillie sur rue est à ce titre extrêmement intéressante puisqu’elle démontre que la règle a été globalement respectée : sur une centaine de bâtiments étudiés, 90 % livrent des mesures égales ou inférieures à 1,10 m, la moyenne étant de 0,75 m.

Longueur
Inscription réglementant la taille des encorbellements à Strasbourg.

Ces résultats confortent l’idée que la population strasbourgeoise (et comme sans doute celle de beaucoup d’autres villes) a mis en place un système efficace de lutte active et préventive contre le danger d’incendie, avec des résultats probants pour le XVe siècle. Il n’a pas été possible d’éviter les incendies en soi, ni pour les maisons individuelles ni pour la cathédrale, mais cela a permis de juguler l’embrasement de quartiers entiers.

Les incendies de l’époque moderne et contemporaine : destructions, reconstructions, protection.

Les incendies de la cathédrale à l’époque moderne sont, comme la plupart de ceux du Moyen Âge, causés par la foudre. En juillet 1682, celle-ci frappe par trois fois le monument le même jour, provoquant un incendie rapidement circonscrit. Le 27 juillet 1759, elle touche à nouveau l’édifice, entraînant cette fois un incendie qui se propage à grande vitesse à l’ensemble des superstructures du monument.

Le feu détruit en moins d’une heure la couverture de la nef, du transept et de l’abside – dont le plomb fondu s’écoule par les gargouilles –, les charpentes en bois et la « mitre » (Bischofmütze), de style gothique, qui couvrait la croisée depuis le début du XIVe siècle. Deux des huit pyramides de cette tour s’écroulent sous l’effet de la chaleur : la première chute dans la salle du trésor, la seconde crève la voûte du chœur et détruit l’imposant autel à baldaquin conçu par le sculpteur parisien Martin Frémery peu après la restitution de la cathédrale au culte catholique en 1681. Les extrados de l’ensemble de la nef, du transept et du chœur se retrouvent à nu, exposés aux intempéries. Les toitures ne sont pas refaites en plomb, mais en cuivre, matériau réputé plus résistant à la chaleur. Après le rejet de plusieurs projets de reconstruction de la tour de croisée, on fait appel à l’architecte du roi Jacques-François Blondel en 1762. Ce dernier ne rétablit pas la « mitre » gothique mais couvre la croisée d’une simple charpente à pyramide tronquée, achevée en 1765.

Le paratonnerre, qui permet de canaliser la foudre afin d’éviter les incendies, est inventé à la même époque par Benjamin Franklin (1752). À Strasbourg, le commissaire des guerres Barbier de Tinan consacre son temps libre à des recherches sur le sujet. Il présente, dès 1780, un projet de paratonnerre pour la flèche de la cathédrale, validé par l’Académie royale des sciences, non suivi d’exécution en raison des idées fausses circulant encore à cette époque sur ce type d’installation. En 1833, la foudre frappe à nouveau la cathédrale où elle cause de lourds dégâts. L’architecte de la Ville Félix Fries installe alors le premier paratonnerre au sommet de la flèche.

Pendant la guerre franco-prussienne de 1870, Strasbourg est assiégée pendant 46 jours et bombardée par 200 000 projectiles qui détruisent plusieurs monuments et des quartiers entiers. Des obus incendiaires touchent la cathédrale dans la nuit du 25 au 26 août et mettent le feu à la charpente de la nef et à la tour de croisée reconstruites au XVIIIe siècle. De nombreux pinacles, gargouilles et balustrades sont brisés, un quart des vitraux anciens sont détruits.

Incendie
L’incendie dans la nuit du 23 au 24 août 1870 (vue prise du château), dessin de J. Broutta, lithographie de J. Crettez, Genève, 1870.

Gravures et lithographies représentent la cathédrale en feu, tandis que la photographie témoigne des lourds dégâts. Après l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine à l’Empire allemand, l’architecte de l’Œuvre Notre-Dame Gustave Klotz est maintenu en fonction et chargé des travaux de restauration. Il refait la couverture de la nef en cuivre et en modifie seulement les lucarnes, jugées trop modernes, pour revenir à leur état ancien. Il abaisse les toitures des transepts pour remettre en valeur la galerie romane de la tour de croisée. La reconstruction de cette dernière constitue le chantier le plus complexe. Suivant l’avis du Français Viollet-le-Duc, Klotz ne rétablit pas la tour dans sa forme gothique d’origine mais en construit une en style néo-roman en 1878-79. L’aspect de la croisée de la cathédrale actuelle a donc été fortement modifié par deux fois, suite à des incendies aux causes bien différentes.

Le souvenir du bombardement de 1870 est encore bien présent à l’esprit des vieux Strasbourgeois lorsque, au début de la Première Guerre mondiale, la cathédrale de Reims est à son tour touchée par les bombes et en grande partie détruite par le feu. Pendant la suite du conflit, des mesures de protection sont prises dans les monuments historiques situés des deux côtés du front. À Strasbourg, l’architecte allemand Johann Knauth fait remplacer les statues des portails de la cathédrale par des copies en plâtre. Si des mesures de protection ont été prises spécifiquement contre l’incendie, elles n’ont pas encore fait l’objet d’étude à partir des archives.

À la fin de la guerre, l’Alsace-Lorraine fait retour à la France. De nouvelles menaces sur la paix se font jour avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne en 1933. Dès lors, le service des monuments historiques établit un plan de « défense passive » en lien avec la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame. L’architecte en chef des monuments historiques Paul Gélis met sur pied, en collaboration avec l’architecte de l’OND Charles Pierre, une équipe de protection de la cathédrale composée d’ouvriers non mobilisables en cas de guerre. La crise des Sudètes de septembre 1938 constitue une première alerte. Une deuxième a lieu en avril 1939 à la suite de l’annexion de la Bohême-Moravie. Le plan de protection de la cathédrale est finalement mis à exécution fin août 1939, peu de temps avant l’invasion de la Pologne par Hitler et le début de la Seconde Guerre mondiale.

La « drôle de guerre » laisse le temps au service des monuments historiques et à l’OND de prendre toutes les dispositions nécessaires. Des masques de protection constitués d’échafaudages tubulaires remplis de sacs de sables recouverts de planches ignifugées sont posés devant les trois portails de la façade occidentale et à l’intérieur autour de la chaire et du pilier des Anges. Les vitraux anciens sont déposés, placés dans des caisses et envoyés avec les objets du trésor et les tapisseries des Gobelins pour être mis à l’abri au château de Hautefort en Dordogne. Les combles de la cathédrale sont désencombrés et on y répand une couche de 5 centimètres de sable pour éviter la propagation des flammes en cas d’incendie. Des seaux d’eau et des lances sont installés à proximité pour pouvoir intervenir rapidement en cas de besoin.

Pompiers
Exercice de lutte contre l’incendie à la cathédrale de Strasbourg, vers 1941.

Après l’armistice du 22 juin 1940 et l’annexion de fait de l’Alsace-Moselle au IIIe Reich, ces mesures de protection sont complétées par l’OND sous les ordres des autorités allemandes. Des photographies conservées aux Archives de Strasbourg montrent l’équipe de protection de l’OND en plein exercice de lutte contre le feu devant des Strasbourgeois curieux, et sans doute inquiets…

Ainsi, les incendies de la cathédrale de Strasbourg aux époques moderne et contemporaine eurent des causes tantôt naturelles, tantôt humaines. Les lourds dégâts dus au feu furent à chaque fois réparés suivant l’esprit du temps. Si l’on déplore la perte irrémédiable de la charpente du XIIIe siècle à Notre-Dame de Paris, celle de la cathédrale de Strasbourg remonte seulement à 1873. De même, l’actuelle tour qui surmonte la croisée est une création du XIXe siècle, tout comme l’était la flèche de Viollet-le-Duc aujourd’hui disparue. De nombreuses mesures de protection ont été prises contre le feu, notamment dans le contexte particulier des guerres. Il n’en demeure pas moins que le risque zéro n’existe pas.

Nicolas LEFORT et Jean-Jacques SCHWIEN
Ill. : © J.-J. Schwien / BNUS Numistral / AVES, 112 Z 24
Orientation bibliographique :

Bulletin de la Cathédrale de Strasbourg, no 25-2002 (en ligne sur Numistral) et 28-2008 (en ligne sur notre site) sur l’incendie de 1759.
– Mgr Joseph DORE (dir.), Strasbourg, La Grâce d’une cathédrale, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2007.
1870, Strasbourg brûle-t-il ? (catalogue d’exposition), Strasbourg, Archives de Strasbourg, 2010.
– Sabine BENGEL, Marie-José NOHLEN, Stéphane POTIER et Clément KELHETTER, Bâtisseurs de cathédrale, Strasbourg, mille ans de chantiers, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2014.
– Nicolas LEFORT, « Comme un chantier abandonné » : la mise en défense de la cathédrale et le voyage des vitraux (1935-1955) », in Anne MISTLER (dir.), Cathédrale Notre-Dame de Strasbourg, 100 ans de travaux, Bernardswiller, ID l’édition, 2015, p. 94-103.
– Jean-Jacques SCHWIEN, « Inondations et incendies à Strasbourg au second Moyen Âge », 35 p., in Daniel SCHNELLER, Guido LASSAU (Hrsg.), Erdbeben, Feuer, WasserundandereKatastophen. Ihr Einfluss auf die Stadtentwicklung und Stadtgestalt im Spätmittelalter und in der frühen Neuzeit (Tagung Basel, 2018), Bern, Gesellschaft für Schweizerische Kunstgeschichte, 2019.

Texte et illustrations parus pour la première fois dans la Lettre d’information de la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace, no 56, octobre 2019, p. 2-5 reproduits ici avec l’aimable autorisation de la SMCHA.

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