Les deux ouvriers

C’était en l’an de grâce 1276, à la fête de la Chandeleur, que Strasbourg avait commencé la construction de la magnifique et majestueuse façade de la cathédrale, selon le projet proposé par maître Erwin de Steinbach.

class=wp-image-1465
Charles Wild, La cathédrale de Strasbourg, estampe en couleur, 1830

Ce jour-là, Conrad de Lichtenberg, richement revêtu de ses habits épiscopaux, célébra lui-même la messe de Notre-Dame sur le maître-autel de la cathédrale et supplia Dieu et sa chère Mère, patronne de la cathédrale et de la ville, de jeter un regard bienveillant et clément sur la construction qui devait maintenant se faire en son honneur.

La messe dite, l\’évêque, suivi des chanoines et des autres ecclésiastiques, du conseil municipal, de la noblesse, des bourgeois et des autres habitants, hommes, femmes, jeunes gens et jeunes filles, sortit en procession solennelle de l\’église et gagna la place où la façade avec ses deux tours latérales devait s\’élever vers le ciel, richement décorée.

A trois reprises, l\’évêque et la procession qui le suivait firent le tour du chantier que jalonnaient des piquets. Puis il consacra solennellement la place, selon les prescriptions de l\’église. Ensuite, Conrad se saisit d’une pelle, l\’enfonça trois fois dans la terre qu’il déposa sur le côté. Les chanoines et les autres ecclésiastiques firent de même après lui, l\’un après l\’autre.

Les ouvriers-bêcheurs attendaient impatiemment que le dernier en eût terminé, pour commencer tout de suite leur travail en cet endroit désormais consacré à Dieu et y creuser les fondations.

A peine le dernier prêtre avait-il donné son troisième coup de bêche que les ouvriers se hâtèrent d’approcher, emplis de respect et d’ardeur.

Avant tous les autres, il y en eut deux qui jouèrent des coudes, poussés par une piété singulière, s’empressèrent de creuser à l\’endroit précis que Conrad avait foulé de ses pieds et où le très vénéré évêque avait lui-même creusé la terre. Chacun d\’entre eux voulut jouir de l\’honneur de commencer le travail à cet endroit. Aucun ne voulait céder la place à l\’autre, et on les vit qui, dans leur fureur, en vinrent aux mains.

Enflammés de rage, ils brandissaient leurs pelles, et l\’un d\’eux ne tarda guère, rouge de sang, à s’écraser au sol à la suite d’un coup terrible que lui avait porté son adversaire, au vu et au su de l\’évêque, du clergé et de tout le peuple.

Un cri d\’horreur résonna tout autour à cause de cet épouvantable sacrilège !

L\’évêque fut saisi d’une vive frayeur… Aussitôt il ordonna d’arrêter les travaux pendant neuf jours en ce lieu que venait de profaner le meurtre. Ce n\’est qu\’après avoir consacré à nouveau cet endroit et s’être concilié les faveurs de la Mère de Dieu qu’avait irritée cette atrocité, que les ouvriers recommencèrent à bêcher. Et cette fois-ci, ils creusèrent avec un tel zèle et une telle piété que les fondations furent achevées dès l’année suivante, et que le jour de la Saint-Urbain, en l’an 1277, l\’évêque Conrad put poser solennellement la première pierre de la glorieuse œuvre d\’Erwin qui ensuite, d’année en année, s’éleva toujours plus haute et plus éblouissante, telle la fleur de printemps, au-dessus de la profonde fosse que les ouvriers avaient creusée.

Louis Schneegans, Légendes de la cathédrale de Strasbourg
Traduction : Francis Klakocer ; relecture : S. Wintzerith et W. Elbert
Ill. : Mathieu Bertola/Musées de la Ville de Strasbourg

Retour en haut