Je me refuse donc à toute description de la cathédrale : chacun en connaît les gravures, et quant à moi, jamais un monument dont j’ai vu la gravure ne me surprend à voir ; mais ce que la gravure ne peut rendre, c’est la couleur étrange de cet édifice, bâti de cette pierre rouge et dure dont sont faites les plus belles maisons de l’Alsace. En vieillissant, cette pierre prend une teinte noirâtre, qui domine aujourd’hui dans toutes les parties saillantes et découpées de la cathédrale.
On distingue dans le clocher de Strasbourg une minutie de détails fatigante. Toutes ces aiguilles et ces dentelures régulières semblent appartenir à une cristallisation gigantesque. Quatre escaliers déroulent leurs banderoles le long du cône principal, et l’ascension dans cette cage de pierre, dont les rampes, les arêtes et les découpures à jour n’ont guère en général que la grosseur du bras, veut une certaine hardiesse que tous les curieux n’ont pas. Pourtant la pierre est dure comme du fer, et l’escalier de la plus haute flèche ne tremble point, comme celui d’Anvers, où les pierres mal scellées font jouer leurs crampons de fer d’une manière inquiétante.
De la dernière plate-forme, le panorama qui se déroule est fort beau ; d’un côté les Vosges, de l’autre les montagnes de la forêt Noire, les unes et les autres boisées de chênes et de pins ; le Rhin dans un cours de vingt lieues, les premières masses touffues de la forêt des Ardennes, et puis un damier de plaines les plus vertes et les plus fraîches du monde, où serpente l’Ill, petite rivière qui traverse deux fois Strasbourg. À vos pieds, la ville répand inégalement ses masses de maisons dans l’enceinte régulière de ses fossés et de ses murs. L’aspect est monotone et ne rappelle nullement les villes de Flandre, dont les maisons peintes, sculptées et quelquefois dorées, dentellent l’horizon avec une fantaisie tout orientale.
Gérard de Nerval, Lorely, souvenirs d’Allemagne, 1852
Ill. : Musées de Strasbourg, Cabinet des Estampes – Mathieu Bertola