Tous les Strasbourgeois situent la chapelle Saint-Étienne, mais peu y sont entrés, sauf à y avoir des souvenirs scolaires. Deux groupes des Amis de la Cathédrale ont pu visiter cette ancienne église abbatiale, et il fallait bien deux guides : Julien Louis s’est chargé des périodes de la basse Antiquité jusqu’à 1681, Nicolas Lefort a pris le relais jusqu’à nos jours.

L’ancienne abbaye Saint-Étienne était située dans un angle du castrum gallo-romain, en terrain militaire. Des campagnes de fouilles, en 1956 puis en 1998, ont permis de retracer assez précisément le plan d’un édifice rectangulaire flanqué d’une abside, difficile à dater mais qui pourrait remonter à la fin du IVe siècle ou au début du Ve. Cette aula n’avait pas de fonction religieuse originellement, mais elle a été réutilisée par la suite par les chrétiens comme lieu de culte. Quand ? Les avis divergent : très vite, dès le courant du Ve siècle, ou seulement avec les Mérovingiens ? Les sources anciennes n’évoquent rien antérieurement à l’intervention, en 718, du duc Adalbert, qui fonde une abbaye pour sa fille Attale. Celle-ci, formée par sa tante Odile au Hohenbourg (Mont-Sainte-Odile), s’est déjà fait remarquer par ses vertus. Elle installe ses sœurs dans ces vénérables murailles antiques. Les archéologues du XXe siècle ont laissé visible une partie du mur absidial, particulièrement émouvante.
La protection ducale, les mérites d’Attale, reconnue comme sainte très rapidement, les miracles qu’on lui attribue octroient un réel prestige à l’abbaye. Dès le IXe siècle, des abbesses sont élues parmi les membres de la famille impériale. Vers Mil, semble-t-il, de gros travaux sont entrepris pour transformer la vieille aula, sacralisée par Attale, en un édifice à trois nefs, plus en phase avec les contraintes de l’époque. Mais l’évêque de Strasbourg va parvenir, peu à peu, à freiner le développement de ce pôle concurrent.

Dans le 3e quart du XIIe siècle, les moniales évoquent une série d’apparition d’Attale, qui se plaint d’être négligée. Elles entreprennent alors des fouilles pour retrouver le corps saint et lui rendre un culte légitime. Elles découvrent d’abord une seule main, dans un coffre. Mais lorsqu’elles la retirent du sol, une source jaillit. Le miracle fait preuve : il s’agit de la main de la sainte. Cette main momifiée est toujours dans la chapelle, dans son reliquaire originaire (repris au XVe siècle), offerte à la vénération des fidèles.

Suite à cet événement extraordinaire, les moniales rasent complètement le vénérable édifice et bâtissent une nouvelle chapelle, décalée vers l’est pour permettre l’intégration, dans une absidiole, de la source miraculeuse, but de pèlerinage. Elle est toujours vive, comme nous avons pu le constater. Ce nouvel édifice a subi bien des transformations, mais la partie orientale, avec le transept et l’abside principale, est assez bien conservée. Les murs y sont massifs, très présents, sobrement décorés de petites arcatures aveugles dans le goût roman. Pourtant, l’architecte est au fait des dernières innovations, adoptées notamment dans le tout proche chantier de reconstruction du chœur de la cathédrale : les voûtes sont d’ogives, portées par des colonnettes sur toute leur hauteur. Toutefois, ce qui faisait la célébrité de l’édifice était son massif occidental, impressionnant si l’on en croit les documents anciens. Il a été détruit après la Révolution, et nous ne pouvons plus en apprécier que le beau relief aux deux dragons, provenant du linteau du portail principal.
En 1541, les chanoinesses adoptent la Réforme et fondent un original chapitre protestant féminin, qui conserve son prestige. Il survit toutefois difficilement au retour du catholicisme avec l’annexion française et en 1700, les lieux deviennent un couvent de Visitandines. Elles vont réaliser quelques aménagements, mais globalement, l’église du XIIe siècle traverse les siècles sereinement jusqu’à la Révolution. Il est alors vendu : les marchands de biens font démonter la façade, la ville transforme la nef en une vaste salle de spectacle… Il faut attendre 1846 pour que l’évêché récupère les bâtiments et les rénove pour installer un collège épiscopal. Mais la chapelle est vide. Le vicaire de la cathédrale, l’abbé Mühe, offre alors des pièces de sa collection personnelle, constituée lors de ses tournées de prédication dans les campagnes alsaciennes. C’est ainsi que l’on peut apprécier les deux derniers fragments du maître-autel de la cathédrale achevé en 1501, venus de l’atelier de Nicolas de Haguenau : l’ancienne prédelle, une Déploration au pied de la Croix, et une statue des volets, un saint Laurent transformé en saint Étienne pour les besoins du lieu. Nous avons pu aussi observer un étonnant Christ mort en bois, qui servait lors de la liturgie pascale.


Le 25 septembre 1944, les bombes alliées tombent sur Strasbourg, et l’une d’entre elles pulvérise la nef de Saint-Étienne. La survie du chœur est providentielle et il peut être sauvé. Mais ce qu’il restait d’ancien dans la nef et la façade, au demeurant bien réduit, est démonté. L’architecte en chef des monuments historiques, Bertrand Monnet, et l’architecte des bâtiments de France du Bas-Rhin, Fernand Guri, prennent alors un parti audacieux. La reconstruction à l’identique des parties détruites ne présente guère d’intérêt : il s’agissait encore de la salle de spectacle du XIXe siècle. Une reconstitution de la nef du XIIe siècle aurait été hypothétique sur bien des points et très coûteuse. Et les pastiches ne sont plus d’actualité. Ils proposent dès lors une nef résolument contemporaine, portée par des portiques en béton armé laissés visibles, et de vastes surfaces de vitraux abstraits de Jacques Le Chevallier. Mais ils respectent les volumes anciens, réutilisent les tuiles traditionnelles et parent l’extérieur de grès rose, provenant pour partie de l’édifice précédent. Il n’est jusqu’aux petites ouvertures en façades, qui ne reprennent des motifs issus du chevet ancien. Les deux architectes ajoutent enfin une tribune occidentale pour l’orgue (qui ne sera occupée qu’en 2016) et créent une crypte, devenue auditorium et petit musée.

Julien Louis
Ill. : Roland Moeglin