« Dentelle de pierre » : sans doute l’expression qui vient le plus souvent à l’esprit de celui qui regarde la chaire de la cathédrale. « Dentelle de pierre », la balustrade ajourée, la corbeille apparemment si fragile, les longues et minces colonnettes qui semblent ne rien pouvoir porter, le pied central qui dissimule son épaisseur dans l’ombre. Une signature, un H majuscule déformé, est gravée sur la rampe et sur la clef sous la corbeille ; une date l’accompagne, 1485. Les chroniqueurs sont plus précis : la chaire a été réalisée pour Jean Geiler de Kaysersberg qui, venu de Bâle, prêche à la cathédrale depuis 1478. Ses sermons sont particulièrement écoutés, et sa réputation a dépassé les limites de l’Alsace. L’homme influent qui l’a fait venir à Strasbourg, Pierre Schott, dirige l’Œuvre Notre-Dame ; Hans Hammer vient tout juste d’y être nommé maître d’œuvre. Tout naturellement lui revient la réalisation de ce somptueux monument.
Le monument a souffert au cours de son histoire : plusieurs statuettes ont disparu et ont été remplacées au XVIIIe siècle ; à cette même époque, le grand doyen a exigé la destruction de la frise qui courait à la base de la rampe, peuplée de personnages jugés indécents. Des incohérences iconographiques suggèrent que parmi les figures anciennes, certaines n’avaient pas place initialement sur la chaire, alors que deux autres aujourd’hui au Musée de l’Œuvre Notre-Dame en proviennent. Mais les archives – et notamment le dessin préparatoire, exceptionnellement conservé – et les descriptions anciennes permettent d’en reconstituer le programme.
Sur la corbeille, le Christ est représenté sur la croix, entre Marie et Jean ; puis, de chaque côté, se déroule un cortège d’apôtres. Tout autour, dissimulés dans de petits éléments architecturaux, des anges portent les instruments de la Passion. Sur le pied, la Vierge est de nouveau représentée, mais mère : elle porte l’Enfant dans ses bras et est entourée de saints ; sur le socle sont sculptées les quatre figures du tétramorphe, évocation des évangélistes. Tous ont contribué à répandre l’enseignement du Christ, la nouvelle de sa mort et de sa résurrection, symbolisée par l’Agneau Pascal qui les accompagne. Enfin, les piliers externes présentent trois niveaux de figurines. En bas sont représentées les grandes figures de l’Ancien Testament, socle et support au Nouveau. Les quatre Pères de l’Église accompagnés de Laurent, saint particulièrement vénéré dans la cathédrale, les surmontent et, au sommet, sont réunis les quatre évangélistes. Sous l’escalier enfin, quelques personnages évoquent la légende de saint Alexis, mort devant la demeure de ses parents qui n’avaient pas reconnu dans cet homme misérable et épuisé leur fils revenu de pèlerinage.
Du haut de la chaire, le prédicateur pouvait interpeller les fidèles en utilisant les images comme support : la figure souffrante du Christ en premier lieu, juste en dessous de lui – « contre sa poitrine », note un chroniqueur –, comme les auteurs des grands textes qu’il cite et commente ou les martyrs dont la vie exemplaire est source d’enseignements. Geiler lui-même le dit : si, durant l’office, l’attention du fidèle se trouve égarée, les images qui l’entourent le ramèneront à des pensées pieuses. En sollicitant l’imaginaire, en réveillant la mémoire, elles donnent accès à l’invisible. Pour autant, le prédicateur véhément et rigoriste se méfie : la représentation des saintes comme des dames nobles, voire pire, le heurte. Qu’a-t-il pensé de la sainte Barbe élégante et délicate, luxueusement vêtue, aujourd’hui au Musée de l’Œuvre ? Comment a-t-il jugé cette chaire somptueuse, manifestation ostentatoire de richesse et d’opulence ?
Une analyse détaillée des sculptures en souligne l’hétérogénéité. Multiplicité des époques bien sûr, mais aussi des mains, même pour les plus anciennes. Les figures solidaires de l’architecture, comme Alexis, sont d’ailleurs les plus médiocres ! Mais quelques-unes, remarquables, se détachent : un évêque au visage buriné, fatigué et impressionnant, et Barbe déjà évoquée, dont la longue courbe des vêtements tend presque à l’abstraction. Face à ces réalisations remarquables, on a pu évoquer Nicolas de Haguenau, le sculpteur le plus doué de sa génération, collaborateur fréquent de Hans Hammer. Mais pour autant, il ne faudrait pas ne voir qu’elles. Le sculpteur du XVIIIe siècle, respectueux de cet ensemble à une époque où le Moyen Age était méprisé, était un artiste brillant : sa figurine de Jérôme, construite autour d’un axe torsadé, invite à tourner autour de la fine colonnette contre laquelle elle s’adosse, pour la redécouvrir à chaque angle de vue.
Aujourd’hui, la chaire n’a plus de fonction ; aucun prédicateur n’y monte plus. La fascination pour l’époque médiévale, le goût moderne pour la cryptographie voudrait en faire une clef pour un message dissimulé : un rayon vert – bien aléatoire – en serait la manifestation. Mais loin de ces spéculations, une autre appropriation est au moins aussi révélatrice : le petit chien triste de saint Alexis, le seul qui avait reconnu son maître, est devenu – depuis quand ? – une figure protectrice. Le toucher vaudrait garantie de la réalisation d’un vœu, et le noircissement de la pierre témoigne de la popularité de cette pratique. Celle-ci a sa propre lecture : l’animal est celui de Geiler lui-même, figé dans la pierre comme s’il venait écouter les sermons de son maître. Figure d’attention et de fidélité, il incarne dans notre époque, sous une forme inattendue, la mémoire du célèbre prédicateur, indissociablement liée à ce fascinant monument.
Julien Louis
Crédits photographiques :
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