Voyage en Saxe

Le voyage d’étude des Amis de la Cathédrale a été une totale réussite. Pendant cinq jours, nous avons parcouru la Thuringe sous l’égide de Luther (un comble !). A partir d’Erfurt, notre port d’attache, nous avons flirté avec la frontière de l’ancienne RDA. Il serait dérisoire de prétendre évoquer l’ensemble du programme, particulièrement dense, mais très bien composé, nous ramenant sans cesse à un moyen âge revisité par le 17e siècle, dont la France n’offre pas d’exemple, et à une architecture visiblement recomposée, colossale et relativement austère.

Fulda, où plane toujours l’ombre de saint Boniface, fut le centre culturel et religieux le plus important de l’Allemagne carolingienne. Et pourtant, sans cesse détruite et sans cesse reconstruite, la cathédrale n’est fixée qu’au début du 18e siècle dans sa silhouette actuelle par Johann Dientzenhofer, qui coiffa les anciennes tours médiévales d’une élégante structure baroque. Dans la nef, évangélistes et apôtres restent les témoins d’un gothique expressif et souriant. Plus authentique que la crypte de la cathédrale avec le tombeau baroque de Boniface, la crypte de l’église St-Michel toute proche conserve son passé roman autour d’un pilier unique. St-Michel est également célèbre pour sa surprenante rotonde carolingienne.

Le lendemain, la traversée d’Erfurt a fait se succéder l’église St-Michel où prêcha Luther, puis celle des marchands dévolue à la famille Bach, mais aussi de belles façades aux pittoresques enseignes, à la morue séchée (zum Stockfisch) ou au brochet couronné (zum gekrônten Hecht) ; enfin la salle des empereurs (Napoléon, inévitablement, et Alexandre Ier), qui vit aussi défiler Goethe, la Comédie française, Talma, Liszt et Clara Schumann ; et pour finir, l’ancien pont-couvert sur la Gera. On s’est attardé enfin sur les restes de l’ancienne synagogue et du mikwé, dans une ville particulièrement marquée par la présence juive. La cathédrale, haut-perchée sur son promontoire, est flanquée d’une église St-Sever plus haute qu’elle encore. La rivalité entre l’évêché et le monastère voisin s’est traduite dans cet ensemble gigantesque où tout s’oppose. D’un côté une église-halle, immense mais sobre, avec cinq nefs et deux transepts, de l’autre une structure complexe correspondant aux trois étapes de la construction (romane, gothique, baroque), le tout éclairé par d’immenses fenêtres, dont les vitraux du 14e siècle captent l’or et le vert, bien loin du bleu de France. Enfin, dans les deux édifices, s’impose la statuaire : le sourire et la grâce des vierges sages (ou folles) sur le portail ouest (du triangle) ou la Vierge à l’enfant de St-Sever, attribuée à Johann Gerhart. La sérénité qui s’y exprime est déjà perceptible dans la sculpture romane, en témoigne la madone dans sa niche de stuc ou l’étrange porte-flambeaux commandé par un certain Wolfram, ou encore dans la crypte de St-Sever, le tombeau du saint et sa naïve petite famille.

Encore trois tours élancées à Naumburg, la cathédrale la plus fidèlement respectueuse du premier gothique, célèbre également par sa statuaire, attribuée à l’atelier de celui qu’on surnomme précisément le maître de Naumburg. On retiendra les figures des douze donateurs au fond de la nef ouest ou le jubé ouest avec les scènes de la Passion. Les chapiteaux fleurissent de toutes sortes de plantes, offrant aussi des curiosités comme ces deux singes jouant aux échecs. En se retournant, on découvre une seconde nef, à l’est, et un second jubé. Les deux jubés, l’un roman, l’autre gothique, sont séparés dans le temps de seulement trente ans.

Le nom de Weimar évoque tant d’hommes et tant d’événements. La visite a donc consisté à courir après les plus grands qui y ont séjourné :  en tête, bien sûr, Goethe et ses amis, Schiller ou Herder. Goethe a longtemps habité une grande maison princière, à l’orée du parc de l’Ilm, d’où il s’échappait pour se réfugier dans un modeste pavillon, aperçu au travers des arbres. Place du marché, l’intérêt se portait immédiatement sur la magnifique maison de Cranach. Tout près l’église St-Pierre-et-Paul (Herderkirche) abrite son célèbre retable de la Crucifixion. Caractéristique de la Réforme, la Vierge et saint Jean en sont absents, remplacés au pied du Christ par Cranach lui-même et Luther, flanqués de Jean-Baptiste. Simultanément, le Christ sanglant en croix est doublé par un autre Christ debout, triomphant de la mort et du mal. Loin derrière, Adam, assez peu vêtu, se balade joyeusement. Ce tableau central du retable, typique de la tradition flamande avec la multiplicité des scènes et des personnages en arrière-fond, reste pourtant difficile. Cranach (ou son fils) a poussé la symbolique plus loin que dans la Crucifixion de Gotha.

Eisenach et la Wartburg ont fait diversion. Une grimpette salutaire précédait l’entrée dans ce monde ludique où se confondent pêle-mêle les Minnesänger, Luther, Goethe et Wagner. Passé le pont-levis, on retrouve pourtant la forteresse de Ludwig der Springer et de beaux restes romans ou gothiques que le 19e siècle a accommodés à sa façon, en tablant sur le grandiose. Personne n’a été indifférent aux mosaïques de l’Elisabethkemenate et l’on a écouté Tannhäuser, dans son cadre, avec plaisir.

La visite du musée ducal de Gotha, trop rapide et de plus brutalement écourtée, n’a pas permis d’apprécier la majesté du lieu et la richesse des collections : de bien charmantes momies, des faïences ou des porcelaines de toutes provenances, Houdon et Diderot qu’on n’attendait pas là, et Cranach encore (une Vierge à l’enfant et la décapitation d’Holopherne).

Le retour se faisait par Bamberg. Négligeant le célèbre cavalier, les deux guides privilégièrent l’extérieur de cette cathédrale impériale, pratiquement inchangée depuis le 13e siècle, qu’on dit être la plus belle d’Allemagne. Elle est certainement la plus harmonieuse, avec ses quatre tours semblablement élancées et ses deux chœurs presque symétriques, le plus ancien à l’est, le plus franchement gothique à l’ouest. Les portails ont constitué un intérêt majeur, du plus petit (celui d’Adam) au plus magnifique (celui des princes) avec ses multiples voussures, ses statues-colonnes et le tympan du Jugement dernier. Une fois encore rien de comparable avec la France. Comment l’art a-t-il pu diverger à ce point dans les royaumes des deux cousins, Hugues Capet et Henri II ?

Marie Popin

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