Goethe reste moins de deux ans à Strasbourg, mais ce court séjour dans son parcours d’étudiant le marque profondément. Certes, il y rencontre une jeune fille et en tombe amoureux… Mais surtout, il est saisi devant la cathédrale et se passionne pour celui qui, alors, passe pour son architecte, Erwin de Steinbach. Malgré d’intenses recherches, il ne retrouvera pas son épitaphe, cachée dans une courette alors encombrée. Mais le texte qu’il publie de retour à Francfort, Von deutscher Baukunst (1772), est une étape fondamentale dans la réhabilitation de l\’art gothique. En voici l’extrait consacré à Erwin, suivi de sa traduction en français :
D. M. Ervini a Steinbach
Als ich auf deinem Grabe herumwandelte, edler Erwin, und den Stein suchte, der mir deuten sollte: »Anno domini 1318. XVI. Kal. Febr. obiit Magister Ervinus, Gubernator Fabricae Ecclesiae Argentinensis«, und ich ihn nicht finden, keiner deiner Landsleute mir ihn zeigen konnte, daß sich meine Verehrung deiner an der heiligen Stätte ergossen hätte, da ward ich tief in die Seele betrübt, und mein Herz, jünger, wärmer, töriger und besser als jetzt, gelobte dir ein Denkmal, wenn ich zum ruhigen Genuß meiner Besitztümer gelangen würde, von Marmor oder Sandsteinen, wie ich’s vermöchte.
Was braucht’s dir Denkmal! Du hast dir das herrlichste errichtet; und kümmert die Ameisen, die drum krabeln, dein Name nichts, hast du gleiches Schicksal mit dem Baumeister, der Berge auftürmte in die Wolken.
Wenigen ward es gegeben, einen Babelgedanken in der Seele zu zeugen, ganz, groß, und bis in den kleinsten Teil notwendig schön, wie Bäume Gottes; wenigern, auf tausend bietende Hände zu treffen, Felsengrund zu graben, steile Höhen drauf zu zaubern und dann sterbend ihren Söhnen zu sagen: ich bleibe bei euch in den Werken meines Geistes, vollendet das Begonnene in die Wolken.
Was braucht’s dir Denkmal! und von mir! Wenn der Pöbel heilige Namen ausspricht, ist’s Aberglaube oder Lästerung. Dem schwachen Geschmäckler wird’s ewig schwindlen an deinem Koloß, und ganze Seelen werden dich erkennen ohne Deuter.
Aux dieux Manes d’Erwin de Steinbach
Alors que j’errais en quête de ta tombe, noble Erwin, et que je cherchais la pierre qui devait m’indiquer : „Anno domini 1318. XVI. Kal. Febr. obiit Magister Ervinus, Gubernator Fabricae Ecclesiae Argentinensis [En l’An du Seigneur 1318, le Seizième Jour des Calendes de Février, Mourut Maître Erwin, Maître d’œuvre de l’Eglise de Strasbourg]“, sans parvenir à la trouver, et qu’aucun de tes compatriotes n’était capable de me la montrer, pour que la vénération que j’éprouve pour toi s’épanchât en ce lieu sacré, mon âme était profondément attristée, et mon cœur plus jeune, plus chaleureux, moins sage et meilleur qu’aujourd’hui, jura de t’ériger un monument, de marbre ou de grès, selon mes moyens, si je parvenais à jouir paisiblement de mes biens.
Qu’as-tu besoin d’un monument ? Tu t’en es érigé le plus splendide, et si les fourmis qui grouillent alentour n’ont cure de ton nom, tu as même destin que l’architecte qui fit se dresser des montagnes jusque dans les nuages.
Peu ont eu le don d’engendrer en leur âme un projet de dimension babélienne, complet, grandiose et jusqu’au moindre détail beau par nécessité, tels les arbres de Dieu. Moins nombreux encore ceux à qui il a été donné de rencontrer mille mains qui s’offraient, de creuser la roche, d’y élever comme par enchantement des pans vertigineux, et à leur dernière heure de dire à leurs fils : je demeure avec vous dans les œuvres de mon esprit, parachevez, jusque dans les nuages, ce que j’ai commencé.
Qu’as-tu besoin d’un monument ? et venant de moi ! Quand la populace prononce des noms saints, c’est superstition ou blasphème. Ton colosse procurera éternellement le vertige à l’homme médiocre et de peu de goût, et les grandes âmes te reconnaîtront sans passer par un interprète.
Trad. Francis et Elisabeth Klakocer, Monique Samuel, Wolfdietrich Elbert.
Ill. : statue d’Erwin de Steinbach, par Philippe Grass, 1866, portail sud du transept de la cathédrale. Photo. par Rh-67 — Travail personnel, CC BY-SA 3.0.