F. Klakocer, La représentation des juifs à la cathédrale de Strasbourg

La représentation des juifs est abondante à la cathédrale de Strasbourg aussi bien dans les verrières qu’en sculpture, clefs de voute, écoinçons et sur le pendentif du grand orgue, « Samson tuant le lion à mains nues ». Rappelons que le Christ, ses parents, ses disciples étaient juifs, ont grandi dans la culture et la religion juive. Le propos portera sur les contemporains du Christ, juifs ou chrétiens.

LES JUIFS AU TEMPS DU CHRIST

Le premier exemple est tiré de la Biblia pauperum, ensemble de vitraux des environs de 1320 du bas-côté sud. Sur la représentation de Jésus au Temple avec les docteurs de la loi (Luc,2,v46 et 47), quatre personnages sont présents. Le Christ assis au milieu dans la partie supérieure du vitrail, vêtu de blanc, nimbé de rouge, désigne un livre qu’il tient de sa main gauche. Il est en conversation avec deux docteurs de loi, un enfant du même âge que luis est assis à ses pieds. Les trois personnages portent le bonnet juif.

Il s’agit du Judenhut ou pileus cornutus , chapeau conique en forme d’entonnoir inversé, omniprésent dans l’imagerie médiévale. Il a surgi après le 4e concile de Latran sous le pape Innocent III en 1215. On pouvait ainsi identifier les juifs pour mettre fin aux unions réprouvables, entre chrétiens et juifs ou chrétiens et musulmans. En Alsace, les juifs portaient le chapeau dès la fin du 12e siècle, puisqu’il est déjà représenté sur certaines planches de l’Hortus Deliciarum (1159-1175).

Ce sera dès lors, dans l’art, le moyen infaillible pour reconnaître un juif. Mais le Judenhut n’est pas systématique. Les prêtres juifs en vêtements sacerdotaux et ceux qui entretiennent un rapport de parenté avec Jésus en sont dépourvus, comme si l’on voulait effacer tout trace de judéité même des ascendants. Sur le vitrail de L’entrée à Jéricho, ceux qui entretiennent avec Jésus des rapports publics de proximité bienveillante n’en portent pas : les bergers de la nativité ont de simples bonnets ; Zachée, tête nue et cheveux bouclés, est perché dans son sycomore.

Parfois, les maîtres verriers font porter le chapeau en bandoulière ou sur le dos, comme les prétendants de la Vierge sur le même vitrail. Ils gardent une certaine autonomie même s’ils sont assujettis par la commande. A noter que Innocent III n’a imposé ni forme, ni couleur pour marquer la valeur ségrégative, d’où une grande variété de chapeaux dans les représentations. Cette diversité se retrouve en sculpture, de manière très visible, dans la coiffe des prophètes du portail central.

En conclusion, ne portent le pileus cornutus que les juifs indifférents, voire hostiles. On glisse ainsi lentement et insidieusement vers l’image négative du juif qui porte un signe identifiant, celui qu’on évite de fréquenter car il appartient à au peuple « déicide » responsable de la mort du Christ. Pour autant, ça n’est pas systématique : sur le vitrail de la mise au tombeau, Arimathie et Nicomède sont coiffés, mais il est vrai que ce sont des personnages officiels : l’un est « membre distingué du Conseil » et l’autre compte « parmi les pharisiens… un Sanhédrin, chef des juifs ». Et que dire du 2e registre du portail central : Simon de Cyrène, juif de la diaspora comme on les voyait à Strasbourg en 1280, porte un grand chapeau pointu et aide pourtant le Christ à porter la croix.

La couleur jaune

Cette couleur est chargée d’une valeur négative visible dans les vitraux de la Biblia pauperum : le soldat accompagné du roi Hérode, tous deux vêtus de jaune, arrache l’enfant à la mère pour le tuer (Massacre des innocents). Judas, lorsqu’il donne son baiser à Jésus, porte une tunique jaune tout comme Malchus, esclave du grand prêtre, qui aura l’oreille tranchée par Pierre. Et sur le vitrail de la
flagellation, les deux bourreaux apparemment juifs qui flagellent cruellement Jésus portent une tunique jaune.

Le traître Judas est souvent présent dans la Cène habillé de jaune et assis du mauvais côté de la table, isolé. A Strasbourg, on le voit non seulement à part dans le vitrail, mais aussi au registre inférieur du tympan du portail central.
Enfin, le Mont des Oliviers de l’extrême fin du Moyen-Age, montre un Judas particulièrement déprécié : pressé d’en finir, il arrive le premier, non coiffé certes, mais ses cheveux touffus et bouclés, son nez crochu, la bourse à la main, signe de sa trahison, permettent de le reconnaître.  Il chuchote au soldat à côté de lui que son baiser sera pour Jésus.

Le sort en est jeté, les juifs seront jusqu’à la fin des temps, les exclus, les réprouvés, les maudits car responsables de la mort du Christ. Ainsi durant tout le Moyen Âge, l’iconographie de la passion densifie le chapeau conique et la couleur jaune, faisant croire que tout le peuple juif est responsable la mort du Messie.

Mais il faut relativiser : dans le vitrail, de nombreux personnages en jaune ne sont pas forcément hostiles au Christ, comme les personnages anonymes et spectateurs dans la multiplication des pains ou les noces de Cana. Le jaune peut être porté par les apôtres ou même, surprenant, par le Christ lui-même lors de la présentation au temple. Le jaune relève aussi d’une considération d’ordre esthétique et permet d’attirer le regard par la diversité des couleurs, surtout les plus lumineuses. Couleur et pilus cornutus ne sont pas spécifiquement associés au mal ou au juif.

GLISSEMENT PROGRESSIF VERS L’INCARNATION DU MAL

Néanmoins, il y a bien à la cathédrale des représentations malveillantes à l’égard des juifs. Présent dans un écoinçon de la nef, le Diable velu, nez pointu et cheveux hérissés tire un juif coiffé par l’oreille en enfer. Même si le juif résiste, la sculpture suppose que tout juif est voué aux flammes éternelles. Plus marquée encore, la frise du côté sud de la façade (1280-1300) montre un juif pris entre deux diables. Ceux-ci sont particulièrement monstrueux : l’un a deux visages, le deuxième étant sculpté de manière expressive sur son postérieur. Le malheureux juif est couché sur le dos, nu et barbu, portant néanmoins le chapeau pointu, ligoté par une corde attachée à son pied et passée sur l’épaule de l’un des diables.  Torturé, il essaie de résister car il ne veut pas aller en enfer. Détail plus ignominieux encore, le 2e diable se dilate l’anus avec un doigt pour soit émettre une flatulence, soit déféquer sur le visage du juif martyrisé.

Voilà qui exprime un antijudaïsme violent et répugnant, la flatulence rappelant la puanteur qu’on prêtait alors aux juifs. Même Luther a des propos très antisémites dans ses « propos de table » : le diable se nourrit des déjections des juifs et « eux-mêmes sont remplis d’excréments du diable dans lesquels ils se vautrent comme des pourceaux ». On est choqué de trouver des scènes carnavalesques, obscènes, ici monstrueuses et scatologiques, dans un espace religieux et sacré et ceci durant tout le Moyen Âge. Leur violence et en même temps leur absurdité expliquent qu’on les place parfois dans des endroits presque invisibles à l’œil.

Le mal incarné par les juifs s’exprime aussi par la Judensau, motif largement exploité en Europe. Dans la religion juive, la truie ou le cochon est un animal impur et sa consommation interdite. Le cochon dont les juifs sucent la mamelle ou boivent l’urine est une image humiliante et fortement antisémite. Disséminée dans toute l’Europe, elle se retrouve à Erfurt, Bad Wimpfen, Metz, Colmar. Celles de Strasbourg sont moins connues car situées dans des endroits où elles sont peu visibles, l’une dans un écoinçon côté nord (très abimée), l’autre côté sud quasiment inconnue.

On est interpellé par ces scènes expressives et ignominieuses.  Ces représentations échappent à tout concept théologique et sont le terreau d’une judéophobie coupable, glissant vers un antisémitisme destructeur.  Il trouvera son acmé aux XIXe et XXe siècles dans de nombreux pays européens à régime totalitaire et perdure par les profanations de cimetières juifs ou les manifestations néo-nazies.

La réconciliation entre le christianisme et le judaïsme est aujourd’hui actée dans les pays occidentaux, suite à Vatican II qui a redéfini les rapports théologiques entre l’église et le judaïsme. En Allemagne, une commission scientifique comprenant des représentants juifs, catholiques et culturels a été mise en place pour statuer sur le devenir de ces images maintenant dépassées. Les juifs ont demandé leur suppression dans les églises, mais les milieux artistiques et culturels s’y opposent. Peut-on supprimer notre splendide Synagogue, une des plus belles statues du Moyen Âge ?

Lucie Maechel

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